L'Amante Anglaise
de Marguerite Duras
Jeu
Claire Lannes Jo Boegli
Pierre Lannes Georges Brasey
L'interrogateur Stéphane Liard
Mise en scène et scénographie Denise Carla Haas
Lumière
Luc-Etienne Gersbach
Musique Vincent Berberat et Jurg Lempen
Assistanat à la mise en scène Corinne Martin
Photos Patrick Dupont
Production Le Théâtre L.
Du 20.05.1999 au 30.05.1999 aux Sous-sols du BFSH 1, Lausanne
en collaboration avec Le Théâtre de la Grange de Dorigny, Lausanne
Subventions
La Loterie Romande
Donateurs
Linard Bardill
Christiaan L. Hart Nibbrig
Claude Reichler
Alexander Schwarz
Ursula & Peter Utz
Presse
Le Tempo 22.05.1999 au 29.05.1999
L’ivresse du fait divers selon Marguerite Duras à Lausanne Marguerite Duras aimait les faits divers. Elle s’enivrait de leurs mystères, rêvait sur un détail, brodait d’improbables récits, entre deux recettes de cuisine. Il lui arrivait aussi de prendre des positions retentissantes dans les journaux sur tel ou tel drame. L’Amante Anglaise témoigne de cette passion. Un homme interroge une femme au sujet d’un crime sordide. Et celle-ci finit par tout lâcher. Sauf l’endroit où elle a caché la tête de sa victime. Jo Boegli, Georges Brasey et Stéphane Liard jouent cette tragédie feutrée. Ce spectacle signé Denise Carla Haas est à découvrir dans le cadre du Festival de théâtre universitaire de Lausanne. ADF
24 Heures, 28.05.2002
Menu de soirée
Duras mène l’enquête
L’origine de cette pièce à trois personnages est un meurtre commis en 1966 sur la personne d’une femme dont on découvrit les morceaux du corps dépecé dans une série de wagons de trains de marchandises qui avaient tous passé par la même gare de Viorne. Ressortissante obscure de cette petite ville de la France profonde, Claire Lannes fut reconnue meurtrière de sa cousine sourde-muette. De ce fait divers, Marguerite Duras scrute l’origine aux sources du langage, au fil d’un interrogatoire où s’expriment la criminelle et son mari, Pierre. Claire y déclare notamment qu’elle a « un caractère à ne pas supporter que les gens mangent et dorment bien »… La mise en scène de L’Amante Anglaise est assurée par Denise Carla Haas, avec une musique de Jurg Lempen et Vincent Berberat. Les trois rôles sont tenues par Jo Boegli, Georges Brasey et Stéphane Liard.
JLK
Faits Divers
La situation est simple: c’est un interrogatoire. L’Interrogateur pose des questions à Pierre Lannes au sujet de sa femme, de la vie qu’il a mené avec elle, du crime qu’elle dit avoir commis, de la femme qui a été tuée.
Ensuite, l’Interrogateur pose des questions à Claire Lannes au sujet de son crime, de son passé et de son mari. Elle avoue tout, sauf où elle a caché la tête de sa victime. La victime est la cousine de Claire Lannes, Marie-Thérèse Bousquet, sourde et muette, qui assurait l’intendance chez les Lannes. Les Lannes étaient des gens ordinaires que vivaient à Viorne, petite ville ordinaire.
J’aime lire des faits divers. Ma curiosité semble satisfaite mais cela ne dure que le court moment de la lecture. On voit déjà dans cette formulation qu’il y a un manque.
L’extraordinaire fait irruption dans la vie de gens ordinaires. Un crime a été commis. La norme sociale, morale et politique a été transgressée. Les médias dépeignent le crime en se bornant à son aspect dramatique et spectaculaire, le réduisant à la rubrique de ce qu’eux-mêmes nomment un fait divers. C’est dans l’aspect purement voyeuriste de sa curiosité que le spectateur est touché. Le désir de curiosité, ou pour aller plus loin, le désir de voyeurisme ne peut pas être satisfait puisque la lecture d’un fait divers n’est pas satisfaisante. Après la lecture, on aimerait justement savoir plus, et savoir plus précisément. Le fait divers est un mécanisme vide du dire sans dire quelque chose. La ‘culture’ des faits divers dans les médias est comparable à la place de la pornographie par rapport à la sexualité : stimulante sans pourtant donner de satisfaction. Le fait divers est le point de départ.
L'Espace
Le lieu est un non-lieu. Il est sans lien avec la vie ordinaire des Lannes. Ce n’est ni un poste de police, ni le tribunal, ni quelque endroit en relation avec la justice. C’est un lieu qui permet d’appréhender l’indicible.
L’espace est haut. C’est un vide qui se remplira petit à petit par la mémoire d’un homme et d’une femme qui parlent. La lumière est faible. C’est le spectateur qui devine l’ampleur de l’espace. La lumière tombe du plafond et dessine une forme elliptique sur le sol. C’est dans ce bain de lumière que viennent successivement parler Pierre Lannes, puis Claire Lannes.
Perspective
Ce qui m’intéresse, c’est que Marguerite Duras se sert du fait divers pour l’amener ailleurs. Elle ne se borne pas à l’engloutissement de la sensation. Elle ouvre un espace de la parole personnelle. Celui de deux personnages. C’est un espace qui ouvre sur une écoute. C’est un espace qui nous manque souvent dans la vie. Si on veut, c’est un espace de la vérité. C’est un espace de la parole que Elfriede Jelinek n’a plus en Autriche depuis la nouvelle élection. C’est un espace nécessaire, un espace essentiel. C’est un espace de rêves, aussi. J’aimerais à l’exemple des deux protagonistes amener le spectateur dans cet espace de la parole, de la vérité, plus complexe, beaucoup plus irrationnelle et contradictoire que nous le pensons souvent, un espace où un jugement sera difficile à faire pour le spectateur. Chacun fera le sien si besoin en est d’en faire un.
Je cherche avec Marguerite Duras « qui est cette femme et pourquoi elle dit avoir commis ce crime » et qui est cet homme. On quitte ainsi la stricte curiosité et le strict voyeurisme pour chercher les raisons de ce meurtre à travers la complexité des protagonistes. Le crime sert alors de prétexte à Marguerite Duras pour creuser à l’endroit où les médias s’arrêtent habituellement. En prenant le temps d’interroger plus avant le fait divers, Marguerite Duras met à nu la face cachée de vingt ans d’existence commune.
La mise en scène permet au spectateur d’entendre et de voir ce qui lui échappe peut-être au quotidien. Il est invité à accompagner Claire Lannes et Pierre Lannes au-delà du spectaculaire pour parler de ce qu’on tait normalement : c’est l’inconnu en nous, le monstrueux, la maladie qu’on ne laisse pas apparaître. En creusant dans la nuit des personnages, l’Interrogateur travaille à mettre dans la lumière cette nuit. L’Interrogateur n’est ancré dans aucun contexte moral, social ou politique. Il est celui qui fait parler.
Mouvements
L’esthétique du jeu des acteurs est le fruit d’un travail commun basé sur le rythme particulier au langage de Marguerite Duras, le but étant de trouver une manière de dire les circonstances de ce crime au plus près du texte tel qu’il est écrit. Le corps de l’acteur est un corps de résonance qui donne vie au texte et le fait entendre. Ce qui est dit est choquant. La direction du corps de l’acteur s’est faite dans la quête d’un épurement maximal de la gestuelle, d’une économie de mouvements qui élimine tout geste arbitraire afin de ne pas déranger la musique de la parole. L’acteur n’est pas inerte pour autant. Son corps se fait inconditionnellement réceptif à la musique de la parole et à son contenu. Et c’est précisément ce qui est donné à voir : la traversée du corps de l’acteur par les mots prononcés et les mots entendus.
Le personnage de l’Interrogateur reste la plupart du temps dans l’obscurité : sa présence est à peine perceptible. A certains moments, il quitte l’obscurité pour entrer dans la lumière. La présence corporelle de l’Interrogateur est exigeante. Pour mener son interrogatoire, pour aller vers la nuit des personnages, il marche. Le mouvement des pas inscrit cette quête dans l’espace. Il dessine le va-et-vient des questions et des réponses sur le sol et rend compte de la tension entre le questionneur et le questionné. Claire Lannes et Pierre Lannes répondront à ce mouvement ou l’ignoreront.
Tissu sonore
La musique, ou plutôt ce paysage intemporel composé d’un enchevêtrement de bruits, de sons, de voix et de couleurs subtiles contribue à accomplir, de manière machinale, une métamorphose de ce non-lieu vide et austère en un lieu de mémoire.
Remplir progressivement ce vide immense par un univers sonore sans pour autant interférer avec le flux des mots, ni avec les mouvements des corps, passe immanquablement par l’usage de fréquences se situant à la limite de la perception humaine, là où l’inaudible est tout juste perceptible: les infrasons aux extrêmes du spectre sonore. Ce tissu sonore à peine perceptible et quand même présent soutient l’écoute du spectateur. Il est le pouls de ce non-lieu, de ce non-temps. Il est le battement du cœur de la mémoire.