Rapport à une Académie N°1
de Franz Kafka
Traduction de l'allemand par Bernard Lortholary
Jeu
Pénélope Pierson
Charlotte Reymondin
Anne Vouilloz
Vincent Berberat musicien sur scène
Roland Witzig dessinateur sur scène
Mise en scène et espace Denise Carla Haas
Installation technique Nicolas Mayoraz
Musique Vincent Berberat
Production Le Théâtre L. en coproduction avec
Le Théâtre du Moulin-Neuf
Du 13.03.2003 au 16.03.2003, Théâtre du Moulin-Neuf, Aigle
Subventions
Fondaton pour l'Art de l'Interprétation
La Loterie Romande
Presse
Presse
La Presse Riviera Chablais 14.03.2003
Un Artiste de la Faim de Franz Kafka, vu par Denise Carla Haas à Aigle
Métaphores de nos propres frustrations
Un homme dégoûté par la nourriture, dont les jeûnes sont érigés en attraction lucrative par un producteur sans scrupules : un spectacle stupéfiant à découvrir ce soir et demain au Théâtre du Moulin-Neuf.
Denise Carla Haas a étudié le théâtre allemand et le théâtre français à Lausanne. Elle s’est lancée dans ses propres mises en scènes en 1999. Les spectateurs du Moulin-Neuf ont pu apprécier la saison dernière sa version de « Oh les Beaux Jours » de Beckett. Cette année, elle y crée un spectacle basé sur « Un Artiste de la Faim » de Franz Kafka. L’histoire d’un homme dégoûté par la nourriture, dont les jeûnes de 40 jours sont érigés en attraction lucrative par un producteur sans scrupules, et qui meurt dans l’excellence de son art et dans l’indifférence générale. Un défi fou – pour un spectacle stupéfiant – qu’à relevé avec maestria la jeune femme.
Rencontre.
- Pourquoi avoir choisi ce texte ?
- J’adore Kafka. Pendant longtemps, je ne pouvais pas le lire : ça m’horrifiait. Puis, pendant mes études, j’ai eu quelques séminaires sur lui, notamment sur « Un Artiste de la Faim ». Ce qui m’a conduit à en faire le sujet de mon mémoire de licence. Je me suis en particulier demandé comment mettre en scène un texte comme celui-là. On est parfois dans la tête de l’artiste de la faim, parfois dans celle de l’impresario, parfois c’est le récit d’un narrateur externe qui raconte une histoire et interroge sur le sens du jeûne...
- Et quel sens ce jeûne a-t-il pour vous ?
- Pour moi, l’artiste de la faim est une métaphore pour presque tout le monde, en tous les cas pour les artistes. Cette contradiction de vouloir faire quelque chose qui n’amène pas forcément du plaisir à ceux qui vous voient faire, c’est ce qui me plaît et me touche, parce qu’on est toujours dans l’incapacité de se réaliser, toujours confronté à des obstacles. C’est un personnage dont je me sens certainement très proche à certains moments.
- Votre distribution s’appuie sur des compétences diverses...
- Oui, les intervenants sont plutôt des ‘actants’ dans une performance que des acteurs dans une pièce de théâtre. Je vois plus cette soirée comme une performance, notamment parce qu’on passe par plein de moyens différents de s’exprimer. C’est à partir de ça que j’ai choisi trois actrices, un dessinateur et un musicien, que j’ai introduit dans ce système.
- Pourquoi vos intervenants effectuent-ils des changements de lumière et de son à la vue du public ?
- Je ne cache pas ce qui fait toujours partie du spectacle mais qui d’habitude se fait dans le noir. En fait, je donne aux actants une énorme liberté : ils décident du moment, de la manière de le faire. Ils agissent.
Sylvain De Marco
Avant Propos
J’ai écrit mon mémoire sur Franz Kafka. Le texte s’appelle Mit Franz Kafka ins Theater. A l’époque j’ai essayé de comprendre la théâtralité dans les textes de Kafka et la fascination qu’exercent ses textes sur les gens de théâtre. J’ai essayé de la décrire. Et je me suis rendue compte que la difficulté d’une approche théâtrale se terre surtout dans le mot ‘théâtralité’. C’est un terme très différemment utilisé dans les études théâtrales, littéraires, psychologiques, politiques et les tentatives multiples de saisir la théâtralité du quotidien. Kafka est un auteur complexe. Il commence une phrase, il fait une affirmation et déjà dans la même phrase il commence à creuser la terre sous l’affirmation qu’il vient de faire et la phrase commence à glisser. Après peu de temps tout le texte est en mouvement et on ne sait pas d’où vient cette force d’une image à la fois précise et changeante. La vérité de l’affirmation existe peu de temps et elle tente sans cesse de se re - écrire. Je me suis rendue compte lors de l’écriture de mon mémoire que presque toutes les tentatives d’une adaptation d’un texte de Kafka ne réussissent pas. Les livres d’adaptation du procès, par exemple celui d’André Gide, reprennent souvent du discours direct chez Kafka. Ce qu’une adaptation théâtrale n’arrive pourtant pas à faire, c’est de reprendre la fonction de base du texte kafkaïen que je viens de décrire en haut, le glissement constant d’images, de mots et de personnages. En utilisant seulement une certaine partie du texte, du discours directe ou en changeant du discours indirecte en discours directe, le mouvement du texte se perd. La partition se fige et les personnages deviennent souvent plus abstraits que chez Kafka. Egalement, le texte en prose de l’auteur a une souplesse que seul le cinéma arriverait à avoir. Le théâtre n’arrive pas à montrer une course interminable dans les couloirs et escaliers d’un bâtiment dans une continuation perpétuelle. C’est pourquoi je me suis rendue compte qu’une possibilité d’une adaptation au théâtre est de partir du texte entier de Kafka et de l’utiliser comme une partition d’une pièce de musique. C’est-à-dire garder le texte en tant que tel et jouer par-dessus. C’est le théâtre japonais des marionnettes, le Bunraku, qui a une grande tradition de la lecture de l’histoire à raconter, et qui fonctionne de cette manière. Le livre dans lequel l’histoire est écrite est vieux et c’est un honneur de le lire en public. Les lecteurs se trouvent sur le côté gauche de la scène et cultivent un grand art de la lecture, les mots passent à travers leur corps. A partir de cette base de lecture, le jeu sur la scène se constitue en jeu de marionnettes guidés par des joueurs habillés et couverts de noir. Seul un joueur très expérimenté a le droit de manipuler la marionnette sans masque noir, le visage sans expression personnelle à vue. Contrairement aux marionnettes européennes, les marionnettes japonaises ne sont pas manipulées par des fils, mais directement par les mains des manipulateurs. Ainsi, un double jeu se constitue, entre le manipulateur de la marionnette et la marionnette elle-même.
Un artiste de la faim n’est pas jouable. Comment représenter l’artiste de la faim sans faire du camouflage, sans faire du jeûne ou de l’ironie pure. George Tabori a travaillé sur le texte et sa mise en scène de Un artiste de la faim dans les années 70 est légendaire. Toutefois il faut dire que le texte était pour lui un départ et la pièce était un projet: il ajoutait beaucoup de textes, par exemple du journal de Kafka. La base du projet était le jeûne d'un certain nombre d'acteurs. C'est d'ailleurs le fait du vrai jeûne, l'annulation du 'comme si' de la représentation, qui avait été critiqué ou admiré, comme Brigitte Rötgers, alors assistante à la mise en scène de Tabori, me le racontait lors d'une rencontre à Bremen en 1997 pour mon travail de mémoire. J’aimerais partir d’un autre point. La représentation a besoin d’un niveau d’abstraction.
Ainsi, à la base du travail scénique, il y a la lecture du texte et le jeu en décalage par rapport au texte, à l’aide d’un univers de marionnettes, de dessins et de musique. Tous ces éléments sont les constituants du travail scénique et nous essayons de les garder dans l’abstraction de leur solitude et de les confronter les uns aux autres. Les images théâtrales seront simples, ainsi que les moyens pour chercher la magie du moment pour dire une histoire indicible.
J’aimerais faire le pont entre le travail théorique qui a abouti sur une réflexion d’une réalisation et le travail pratique d’une mise en scène. Mettre mes réflexions dans un espace. L’espace est l’espace le plus simple et le plus difficile au théâtre : c’est l’espace vide. C’est la scène et rien que la scène.
Kafka
Franz Kafka, est né en 1883, mort en 1924. Kafka vit entre une vie d’employé d’assurance et d'écrivain. Il est entre la tentative d’une vie conventionnelle, voire les lettres qu’il écrit à sa fiancée Felice Bauer, fiançailles qu’il rompe deux fois d’ailleurs, et la vie sous l’insigne d’une activité nocturne, retiré et entièrement consacrée à l’écriture et les mots. Il est entre la vie qu’il décrit et la description complètement impossible dans la vie. Il quitte très tard l’appartement de ses parents, supporte la cuisine normale alors qu’il est végétarien, les bruits, les histoires, tout en se plaignant sans cesse des contraintes familiales dans son journal et dans ses lettres. Kafka, un auteur qui ne suit pas du tout les courants littéraires en mode et qui révolutionne sans faire du bruit l’écriture du début du siècle, meurt sans que personne ne s’en rende compte. Seulement sept jours après son décès, Anton Kuh écrit dans ‘Die Stunde’, journal viennois, un éloge posthume sur Kafka et sa création littéraire maigre mais d’autant plus dense. Il faut ajouter qu’à ce moment-là beaucoup de ses livres n’étaient pas encore publiés. Kafka a prié son ami Max Brod de tout brûler après sa mort, chose que celui-ci n’a pas fait. Et c’est ainsi que Le procès, Le château et d’autres récits voient le jour, contre la volonté de Kafka. Mais à nouveau, les philologues discutent s’il l’a seulement fait pour que Brod le fasse justement, tout en argumentant que s’il avait voulu tout détruire, il l’aurait sans doute fait. La dernière publication en vue avant sa mort, c’est la collection des récits ‘Un artiste de la faim’ qui contient les récits ‘Première Peine’, ‘Une Petite Femme’, ‘Un artiste de la faim’ et ‘Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris’. Ce sont des récits qui parlent de quatre artistes et de la fatalité de l’exercice de leur art. Le trapéziste de ‘Première Peine’ n’est plus satisfait de sa situation et le doute surgit. Joséphine est une souris qui chante et qui fascine avec son chant le peuple des souris, mais qui justement n’arrive plus à chanter. L’artiste de la faim se meurt pour prouver la perfection totale de son art, mais plus personne ne le regarde.
En 1923, Kafka arrive à peine à manger et à boire sans avoir de douleurs, depuis 1917 la tuberculose l’affaiblit. Il perd beaucoup de poids et ne pèse que quarante-cinq kilos pour une taille de plus d’un mètre quatre-vingts. La correction de ‘Un artiste de la faim’ le fait pleurer, comme le racontent Robert Klopstock et Dora Diamant qui le soignent. La situation de Kafka et de son protagoniste n’est sans doute pas la même, mais la ressemblance de certains points est effrayante.
L'Espace
J’ai envie de partir du vide. De faire un travail de base. Jouer à partir de rien. Salle vide. Utiliser des accessoires et des meubles pour ouvrir un espace. Peu de choses. Une table. Une chaise. Ce sont des choses qui peuvent être utilisé pour différentes situations. Une mise en place des choses et des gens. Un écran de projection pour les dessins en directe du dessinateur. Tout le monde est et reste sur scène.
Donc, chercher un rôle à travers une gestuelle précise, travailler avec le corps, avec le corps dans l'espace, chercher avec des moyens simples ce qui est à représenter, sans plonger dans une recherche théâtrale de la représentation. Etablir un autre niveau de jeu avec des marionnettes manipulées par l’acteur. Le regard est guidé par des installations de lumière simple.
Placer le lieu sous le terme de tout et de rien. Créer des espaces différents et changeants à l’aide de la main magique du dessinateur qui dessine en directe sur un projecteur (qui reproduit l’image en grand sur l’écran dans la salle) un espace qui crée une atmosphère distincte subitement. Approfondir, colorer l’atmosphère avec la musique. Jouer un bout de l’histoire avec les marionnettes. Interrompre. Poser les marionnettes. Jeu d’association qui interromp l’action. Spectateurs d’aujourd’hui. Société dans laquelle on s’affame pour l’industrie de la beauté.
Définir de différents espaces de jeu grâce aux marionnettes, les acteurs, le musicien et le dessinateur. Changements rapides. Lumière simple. Jeu de laboratoire, le 'comme si’ devient loi.
Le Corps
Le corps est le possible du jeu. Le corps est le possible de la situation à découvrir, ayant lieu comme elle doit avoir lieu sans que le personnage le sache. Les marionnettes permettent un double jeu, un jeu de personnages et un jeu de commentaire de celui qui manipule les marionnettes par rapport aux personnages. Cela nous permet de trouver une esthétique exagérée, forte dans la retenue de moyens simples.
Le corps du texte est personnifié. Travail de lecture, de dire le texte avec tout le corps. La musique est personnifiée. On voit la personne, c’est l’aspect du chantier qui m’intéresse, celui du chaos. Également, le dessinateur fait son travail à vue. Il est sur scène, et il dessine au fur et à mesure que l’histoire se raconte. Parfois, il fait une pause et il s’assoit. Peut-être il mange. Les voies se superposent, se mêlent, se disent et deviennent imperceptibles. L’image se crée et se détruit perpétuellement sous la main du dessinateur. Les différents moyens se confrontent, se trouvent, se perdent pour raconter une histoire difficile à raconter.
L’association est toujours possible. Les marionnettes se trouvent du côté de l’histoire, les actants du côté du récit de l’histoire, et là il y a suffisamment de place pour dire l’actualité du jeûne, de réfléchir sur l’art et sur nous qui vivons de l’art.
La Voix
Pour la voix, j’aimerais partir du texte intégral de Kafka. Je ne veux pas commencer à écrire une pièce de théâtre à partir du récit. Je pense que c’est la base de garder la musicalité de Kafka.
Il est déjà suffisamment complexe de se décider pour une traduction que je ne veux pas travailler sur une dramatisation du texte de base. En comparant les différentes traductions, je pense que celle de Bernard Lortholary est la plus moderne et la plus sobre. Sans doute, c’est aussi la plus proche du théâtre. C’est aussi la traduction qui exagère le moins et qui invente le moins de choses par rapport à l’original. Cependant, il sera nécessaire de re-voir la traduction et de discuter les divergences par rapport au texte original allemand.
J’aimerais traiter le récit comme une partition musicale et un travail de la mise en scène sera de définir le rythme de cette lecture, rythme qui définira le rythme du jeu.
Ici, également, partir de rien. Donc, la pièce commencera avec le texte, probablement avec la lecture du texte. Le comédien vient d’abord pour lire le texte dans le noir. C’est ensuite que le spectateur va assister et participer à un spectacle qui naîtra sous ses yeux. Le spectateur confrontera sa propre pièce dans sa tête à celle qui va se dérouler devant ses yeux.